BMCR 2007.02.40

Rethinking the Mediterranean

, Rethinking the Mediterranean. Oxford: Oxford University Press, 2005. xxii, 414 pages : illustrations, maps ; 23 cm. ISBN 0199265453. $49.50 (pb).

L’ouvrage publié sous la direction de W. Harris, qui regroupe les actes d’un colloque organisé par le Center for the Ancient Mediterranean at Columbia University les 21-22 septembre 2001, se présente à la fois comme une critique, un complément, un prolongement du livre de N. Purcell et P.Horden, The Corrupting Sea (CS) paru en 2002. Cinq parties, autant de points de vue sur ce livre, organisent le débat: The Big Canvas, qui propose des réflexions générales sur l’idée d’une unité de la méditerranée de l’Age du Bronze à la Renaissance; Angles of Vision qui rassemble des communications sur des aspects plus ponctuels; The Archaeology of knowledge, composé d’articles sur l’approche de la Méditerranée de l’époque moderne à nos jours; et Last Words où se trouve une longue réponse de Purcell et Horden à qui, donc, est laissé le dernier mot. On ne comprend pas d’ailleurs pourquoi l’article de Bagnall sur la place de l’Egypte en Méditerranée se trouve dans cette partie.

Disons tout de suite que dans ce volume très hétéroclite, comme le suggère le titre des parties, la plupart des articles apportent des éclairages importants sur les questions soulevées par CS. On aurait aimé toutefois que les thèmes choisis forment un ensemble plus cohérent, et l’on regrettera, comme le souligne R. Bagnall, l’absence quasi totale du monde islamique, et la présence réduite du Moyen Âge, ce qui n’est pas sans poser de problème pour la démonstration, nous y reviendrons. On regrettera aussi la pauvreté des cartes, et surtout la présentation de la carte 3 (La Méditerranée grecque, romaine et médiévale) en recto verso!

L’introduction de W. Harris (pp.1-42) présente une série de réflexions critiques sur les principaux postulats de Purcell et Horden: la connectivité, l’unité culturelle, les relations entre l’humain et l’écologique qui sous-tend l’idée d’une histoire de la méditerranée, et surtout, le plus contestable, la continuité de l’âge du bronze à la Renaissance. Mais l’article ouvre aussi d’autres pistes de recherches en posant une série de questions-clés: par exemple peut-on exclure le facteur politique non seulement de la définition des limites de la Méditerranée, mais du mécanisme de l’interconnexion? Ou encore: les innovations technologiques, même si elles sont limitées n’ont-elles pas créé de la discontinuité, qu’il s’agisse de la taille des bateaux, des méthodes d’irrigation, de l’écriture? L’interdépendance entre les économies locales est-elle la même à toutes les époques et ne met-elle en jeu que la Méditerranée? W. Harris à juste titre met en garde contre les fausses continuités, le nivellement problématique et les interprétations anachroniques (l’influence du monde contemporain sur l’analyse du code de l’honneur par exemple) etc. Il est difficile de rendre compte du détail d’une discussion aussi riche. Le concept de “connectivity”, concept clé de CS, par exemple, est l’objet d’importantes discussions. Qu’est-ce qui crée de la connexion, se demande Harris (p.23)? Et dans quelle mesure peut-on dire que cette connectivité fut limitée au monde méditerranéen? A la suite de Purcell et Horden, il reconnaît l’importance du cabotage, de la piraterie, de la migration, mais aussi suggère l’étude d’autres formes de mouvement humain et non humain, comme la transmission des plantes ou des maladies ou encore la guerre, toutes causes de mutations fondamentales. La guerre, en cas de durée, pouvait en effet conduire à une destruction du capital économique d’une région (il faudrait ajouter: comme au développement d’une autre car la guerre produit aussi de la richesse). Que vaut donc la thèse continuiste de Purcell et Horden? Pour rester dans la perspective résolument environnementale de CS, W. Harris aurait pu citer également l’ouvrage fondamental de Fabio Benzi et Luigi Berliocchi qui étudie précisément les métamorphoses écologiques du paysage et donc de l’économie méditerranéens par suite de l’importation de plantes nouvelles tout au long de son histoire, autre exemple fort de discontinuité.1 L’article de W. Harris n’en développe pas moins de nouveaux axes d’enquêtes et de recherches, qui devraient susciter d’autres approches critiques de CS.

C’est à répondre à ce programme que la plupart des articles du volume sont consacrés. Tout d’abord, Michael Herzfeld (pp.45-63), refusant lui aussi l’idée d’une unité objective de la Méditerranée et exprimant sa méfiance à l’égard du concept de “mediterraneism”, se tourne vers les représentations, et même plus précisément les représentations de soi. Comment les gens vivaient-ils le fait d’être méditerranéens? Dans quelle échelle de valeur pensaient-ils s’insérer? Une très intéressante pragmatique de stéréotypes, c’est-à-dire une analyse des idéologèmes pris à la fois comme objet de croyance et comme fondement de pratiques sociales est présentée à travers trois exemples: honneur/honte, urbanité/rusticité, et ouverture/fermeture. M. Herzfeld montre bien que les stéréotypes ne sont pas seulement des représentations culturelles, qu’elles ont aussi un efficience négative: en essentialisant certaines caractéristiques (la tendance au comportement mafieux, par exemple, l’idée de corruption précisément), elles fournissent, plus que des éléments de compréhension, des instruments d’humiliation politique ou d’exclusion. Un autre manière, donc, de signaler aussi le danger du continuisme.

David Abulafia (pp.64-93) déplace l’objectif de plusieurs façons, en s’intéressant au Moyen Âge, et en étudiant la méditerranée non comme une mer mais comme un espace intérieur, ce qui permet une comparaison avec d’autres espaces intérieurs, mers ou déserts; de plus, l’approche micro-régionale est remplacée par une approche globale (p.65). Plaçant le commerce et les réseaux d’échanges commerciaux au centre de son analyse, D. Abulafia montre à quel point, avec la piraterie et l’intercourse, ils ont été des facteurs de transformation des sociétés et des économies, mais aussi de transmission culturelle, y compris dans les moments de conflits militaires. La géographie de la Méditerranée en a accru l’effet et a favorisé les contacts qui n’allaient pas de soi (par exemple entre Islam et Chrétienté, rapports au coeur desquels il faut placer les différences entre économies orientales, plutôt urbaines, et économies occidentales, plutôt rurales, du bassin méditerranéen (p.70). C’est ce qui explique l’extraordinaire vitalité des échanges, la présence de produits égyptiens aussi bien en Espagne qu’en Irak, la spécialisation des économies, le développement, donc, des relations de complémentarité entre les régions, ainsi entre la Sicile et la Tunisie, à une époque (Xe-XIIe siècle) où les Juifs aussi empruntaient avec grande liberté ces réseaux, comme l’attestent les documents de la Genizah du Caire. La comparaison avec les autres espaces (le Sahara, la mer Baltique (pp.76-80), l’Atlantique entre la côte africaine et les archipels (Açores, Canaries, Madères), la mer des Caraïbes, l’espace maritime japonais ou encore l’océan indien démontrent le même lien, ailleurs qu’en Méditerranée, entre échanges commerciaux, configuration géographique et écologique favorable, et transmission culturelle.

Au terme de ses longs développements un peu répétitifs, on peut s’interroger en effet sur l’idée d’une spécificité du monde méditerranéen: au moyen âge, la méditerranée semble bien comparable à d’autres espaces clos. Mais diverses questions se posent: qu’en est-il sur la longue durée? Si les échanges sont une constante, la complémentarité économique entre les deux rives (qu’on retrouve dans tous les cas étudiés par Aboulafia) n’est en rien un fait continu: il suffit de penser à la place si variable de l’Afrique du Nord dans l’histoire de la méditerranée romaine pour en être convaincu. Par ailleurs, la notion même d’espace intérieur et clos est problématique. Quelle en est la caractéristique? La taille, les facilités de communications (p.92)? Mais on sait bien que ce ne sont pas des éléments objectifs: les transformations techniques modifient aussi l’appréhension des distances et le temps de la communication. Elles sont même sans doute un des facteurs les plus importants de discontinuité historique. C’est probablement ce qui manque le plus à ces réflexions: la dimension en quelque sorte médiologique de la question — c’est-à-dire le rôle de la technique dans la transmission et l’interrelation. Alain Bresson (pp.94-114) est le seul à aborder le lien entre échanges, interconnectivité et technologie. Reprenant les conclusions de ses propres travaux sur le commerce grec,2 il reconnaît tout d’abord l’importance des échanges, locaux ou à plus large échelle, dès le second millénaire, mais il montre aussi leur développement spectaculaire, dès le premier millénaire, sous l’impulsion des réseaux grecs et phéniciens. Selon cette analyse, qui rejoint le modèle de networks développé par I. Malkin,3 ces réseaux sont caractérisés par leur interrelation, par leur extension (à la différence des échanges étrusques marqués par un commerce à brève distance avec Carthage, Italie, Espagne Sardaigne (p.102) et par leur durée, jusqu’à l’arrivée de Rome sur la scène méditerranéenne. Cette enquête ne permet toutefois pas, selon lui, de parler d’un processus continu qui culminerait avec Rome (p.100), pas plus qu’elle ne permet de méconnatre des moments d’interruption sous l’Empire romain, au IIIe ou au Ve siècle (p.103). A. Bresson montre en revanche que le développement de l’interconnectivité eut pour effets d’entraner non seulement l’accumulation du profit mais le développement de la technologie du transport par mer (par exemple les bateaux étaient plus gros dans l’Empire que dans le monde grec classique et hellénistique), qui fut elle-même une source de mutations, avec des effets limités cependant (pp.103-104).

Bresson ajoute enfin un dernier aspect qui est fondamental: la connectivité n’existait pas seulement dans les faits, elle était aussi favorisée par des procédures écrites, ce qu’il appelle la “connectivité virtuelle “(p.106). Le rapport d’Ounamon, daté du XIe siècle, entre la XXe et la XXIe dynastie, prouve dès la fin du IIe millénaire l’existence de contrats commerciaux internationaux, la reconnaissance du principe de responsabilité collective, et le rôle de l’écrit dans l’identification des personnes. Dans l’impulsion de la connectivité, y compris économique, le rôle du droit et des relations entre Etats est en effet essentiel. Un thème qui n’a pas été suffisamment reconnu par les historiens de l’antiquité qui séparent trop volontiers diplomatie et accords économiques. A. Bresson l’avait aussi démontré lors de son analyse des accords romano-carthaginois notamment.4 La reconnaissance de l’existence à de hautes époques de ce mode virtuel d’intéraction n’implique toutefois en rien l’identité des procédures sur toute la période.

Dans la deuxième partie du volume, Marc Van De Mieroop sur le Proche Orient archaïque (pp.117-140) et Angelos Chaniotis (pp.141-166) sur la formation et la transmission des rituels insistent sur l’importance de l’humain comme agent historique. Van De Mieroop par exemple y développe la notion de peer polity interaction (une théorie des systèmes proposée par Colin Renfrew dans son analyse de la civilisation des Cyclades du IIIe millénaire av. J.-C.). L’idée est que les changements politiques arrivés dans le Proche Orient archaïque au IIe millénaire ont été simultanés non pour des raisons naturelles, mais parce que ces Etats avaient la même structure politique et la même idéologie. Ils formaient donc un monde unifié, relié au monde méditerranée car la mer y formait une des principales artères. Une relation qui change au premier millénaire; ils deviennent des Etats “terrestres” et la mer un obstacle, un monde hostile que seuls les Phéniciens pouvaient affronter. Non seulement la limite et donc la définition du monde méditerranéen semblent ainsi fluctuantes d’une période à l’autre, mais, contrairement aux thèses de CS, les changements sont dus à des raisons humaines (facteurs économiques, politiques, technologiques), non naturels.

Glen Bowersock (pp.167-78), au contraire, confirme le rôle de la nature dans la prédominance de l’orientation W/E chez les Anciens (et donc dans nos études classiques). Non seulement les frontières N/S étaient indéfinies, mais aussi il n’y avait pas de possibilité de voyage sur toute la longueur de l’axe. Les formes de la communication entre les aires l’ont donc emporté dans la représentation du monde, même si l’on peut trouver certains auteurs attentifs à l’axe NS, tel Plutarque (auquel il aurait pu ajouter une partie de la littérature astronomique et physiognomonique). Une analyse détaillée des noms de provinces romaines confirme bien aussi le rôle de la mer dans les désignations administratives. Si le monde ancien et médiéval fut un monde en continuel mouvement, quelle perception en avaient les hommes de ces époques? se demande Peregrine Horden en étudiant notamment les traités de médecine (pp.179-199). A partir de quand a-t-on commencé à traiter le mal du voyage ou défini le voyage comme une thérapie? La question est vraiment intéressante et originale, mais la notion de mobilité utilisée ici est trop vague: Horden y confond dans un même terme le mouvement physique et le voyage. Malgré cela, le résultat de l’investigation est, il faut le reconnaître, assez maigre. P. Horden en conclut que si la mobilité est clairement supposée dans les traités médicaux, si le voyage apparat parfois comme une thérapie au moins à l’époque hellénistique et romaine (ce qui n’est plus le cas au moyen âge), les traités de médecine antiques et médiévaux étudient mobiles et sédentaires de la même façon; ce sont surtout les médecins qui sont mobiles dans un monde qui semble bien fixe. Ce n’est qu’à la Renaissance que les traités sur les régimes pour voyageurs apparaissent comme genre littéraire. Divers ouvrages, tel celui de Guglielmo Gratarolo, Regimen omnium iter agentium, réédité douze fois entre 1556 et 1670 (pp.198-199), reflètent un nouveau monde où, comme Gratarolo l’écrivait dans sa préface, “nous sommes tous des voyageurs sur le chemin de la vie”. Est-ce, comme le pense P.Horden, le signe d’un changement spectaculaire à l’époque moderne: l’apparition d’une conception de la mobilité comme standard de vie? Il faudrait toutefois se demander dans quelle mesure Gratarolo est représentatif de son temps; et surtout si l’on a pas plutôt ici la reprise de la vieille idée philosophique qu’on trouve par exemple chez Epictète et Marc Aurèle, que l’homme a pour destin de n’être pas attaché par des racines et de pouvoir se déplacer toute sa vie?5 Une idée liée à la représentation d’un monde instable dont le rêve était la fixité. Il faudrait en fait élargir l’enquête à la perception de la mobilité dans les trois périodes et s’interroger aussi sur les discontinuités qui touchent non seulement le plan de l’expérience, mais les modes de narration et donc aussi l’histoire des genres littéraires.

Le dernier article de cette partie (pp.200-232), est sans doute le plus intéressant sur le plan problématique. Nicholas Purcell y étudie la “tax morphology” de la Méditerranée prémoderne. L’enquête s’inscrit dans le questionnement de CS: dans la mesure où la taxation est liée aux activités de production, elle devrait apporter des éléments de réponse à la question de savoir s’il y a une unité du modèle méditerranéen. Mais, à la différence de CS où l’approche était écologique et environnementale, ici c’est l’histoire fiscale, donc aussi l’histoire des pouvoirs qui est au coeur de la réflexion. De ces tarifs fiscaux, Purcell prend des exemples dans toutes les périodes: le palimpseste d’Eléphantine du Ve siècle, le décret de Caunos d’époque romaine, les tarifs tardo-antiques d’Anazarbus et de Carales, les taxes du XIIe siècle prélevées sur la façade maritime du Roussillon à la bouche de l’Ebre et sur la façade toscane, ou encore celles des ports du Nil de la fin de la même période (pp.209-214). Tous ces exemples démontrent, selon lui, la continuité des formes de prélèvements sur le commerce par mer, avec ce trait si distinctif des taxes méditerranéennes: la taxation des produits exportés, qui s’explique par une tendance au protectionnisme. Une telle vision lui permet de proposer l’expression de “bureaucraties palimpsestiques “, qui résonne de manière familière pour les romanistes (p.214). Resterait à prouver toutefois que ces modalités dont l’identité est plus postulée que réellement démontrée, sont sont spécifiquement méditerranéennes. Purcell ne propose qu’un modèle différent, celui d’Exeter au XIV siècle. Mais l’enquête mériterait d’être poursuivie, en étudiant de manière plus approfondie les systèmes voisins du monde méditerranéen.

Ce qui apparaît clairement dans cette démonstration, c’est que la taxation est un facteur d’interconnexion: les communautés s’enrichissent, passent des accords économiques, et surtout forment des réseaux, à l’intérieur desquels l’autonomie de chacun est l’objet de négociations constantes. Cette idée, déjà mise en évidence par A. Bresson et Chr. Pébarthe,6 montre bien aussi que, de ce point de vue seulement, l’arrivée de Rome sur la scène internationale ne crée pas une situation complètement nouvelle. L’enquête confirme ainsi l’image d’un monde d’interdépendance forte dans lequel l’autarcie était un idéal plus qu’une réalité (p.217). Il faudrait toutefois ajouter avec Alain Bresson que la notion d’autarcie ne renvoyait pas, comme on le croit souvent, à l’idée d’autosubsistance, mais à la capacité de contrôler les échanges.7 On ne comprend pas en tout cas, qu’après de tels développements, Purcell mette en doute l’existence d’une conscience économique des cités grecques, de leur intérêt pour le commerce (p.219).

Cette logique des prélèvements se retrouve, selon Purcell, dans le monde médiéval: là encore elle y constitue non un poids sur l’activité économique, mais un accélérateur. Comment expliquer, conclut N. Purcell, cette unité morphologique des prélèvements fiscaux en Méditerranée de l’âge de bronze à la Renaissance? “L’explication repose sur la continuité d’un ensemble de relations économiques et sociales dérivant des opportunités offertes par une forte connectivité dans un environnement fragmenté risqué” (p.231). Le thème fondamental de CS est ainsi repris, mais avec une précaution oratoire: continuité ne signifie pas absence de mutations.

On aurait toutefois aimé avoir plus de discussions sur cette importante réserve. Et surtout il aurait été important de prendre en compte non seulement le principe, mais la fonction des prélèvements que N. Purcell ne discute pas. Peut-on par exemple comparer réellement les taxes et douanes du monde grec et celles du monde romain, alors qu’on a dans un cas une sorte d’économie de marché, dans l’autre une économie en bonne partie tributaire? Le rôle que la taxation joue dans les deux systèmes économiques n’est en rien identique; le principe de la taxation a beau être continu, les formes et fonctions sont différentes; or les formes ont un sens et une histoire, qui restent à analyser selon un comparatisme rigoureux — celui qui, pour éviter tout nivellement, dégage d’abord les différences et les discontinuités (qui sont bien autre chose que des mutations ponctuelles). On retrouve dans cet article à la fois l’intérêt évident que suscite l’approche de Purcell et les limites d’une vision continuiste de l’histoire, à la recherche d’invariants.

Je ne m’attarderai pas sur la troisième partie du volume, Archaeology of Knowledge, qui comporte une série de communications visant certains moments de ce qu’on pourrait appeler l’invention de la Méditerranée à l’époque moderne: par les voyages et les cartes (Chr. Drew Armstrong), par la fiction d’une continuité entre Grèce ancienne et Grèce moderne (S. Saïd), à travers la réception de l’art antique (F. Marshall), enfin à partir d’une analyse des revues récemment crées autour de ce thème (S. Alcock). Le point de vue historiographique est intéressant parce que l’héritage, la réception, les interprétations de la Méditerranée font partie de son histoire, et que l’idée de continuité apparat bien comme une construction. Mais cette partie aurait gagné à être mieux articulée aux autres, sur le plan thématique notamment.

La dernière partie du volume, Last Words, regroupe deux articles. Roger Bagnall s’interroge sur la place de l’Egypte dans la Méditerranée de l’Antiquité au monde contemporaine (pp.339-347). Faisant écho à Drew Armstrong, il montre que cette place a changé selon les époques: la géographie a bien des affinités avec le pouvoir, et l’analyse vaut aussi pour l’histoire des disciplines.

Enfin le dernier mot est laissé à Purcell et Horden qui reviennent sur les comptes rendus de leur livre (pp.348-375). Réaffirmant leur méthode pluridisciplinaire et leurs catégories fondamentales, ils répondent à différentes objections qui leur ont été formulées sur leur vision d’un modèle rural, sur la continuité, sur la connectivité etc. A la fin de l’article, les auteurs lancent en quelque sorte un défi sous la forme de la question très popperienne: notre modèle est-il falsifiable? Sans entrer dans les détails des réponses que les auteurs donnent à de possibles déconstructions de leur modèle, il me semble important de revenir sur un des aspects de leur méthodologie.

Le projet de CS était de montrer non pas que chacun des aspects distinctifs de l’ensemble méditerranéen ne se retrouvait pas ailleurs, mais que la relation entre ces aspects formait un monde distinctif et continu sur une longue période. Qui ne reconnatrait que l’économie de subsistance à risque se retrouve dans d’autres contextes écologiques, que le code de l’honneur peut bien être le propre de société non-méditerranéenne (à condition qu’il s’agisse bien du même sens de l’honneur), que la connexion ou connectivité vaut pour d’autres “méditerranées”? C’est en revanche la conjonction de ces différents traits qui, pour les auteurs, fait la Méditerranée. C’est donc plutôt sur l’ensemble du système présenté (qui selon eux n’est pas exclusif d’autres systèmes et ne forment ni une épistémé, ni un paradigme [pp.359-360]), et sur sa continuité qu’il faudrait discuter. Il faudrait se demander, pour reprendre un exemple développé dans l’article de Harris, si la peste sous Marc Aurèle a réduit les échanges, si les guerres, les croisades ont limité le mouvement des hommes (mais sommes-nous capables toujours de l’évaluer?), bref dans quelle mesure les événements ont agi sur la structure.

C’est précisément ce qui constitue une des limites du volume dirigé par W. Harris. Pris individuellement, nous l’avons dit, les articles ont un intérêt évident: il était en effet salutaire de reprendre ce débat fondamental de la connectivity et de la continuité historique. Mais il est dommage que les analyses restent trop ponctuelles. On ne peut raisonnablement mettre à l’épreuve les conclusions de CS que si l’on conserve la perspective pluridisciplinaire, soit en l’inscrivant dans la longue durée, soit en analysant de près les périodes considérées comme des ruptures (par exemple l’influence de la naissance de l’Islam sur les échanges) ou plus généralement les facteurs de discontinuités (la technologie par exemple). Or, ces démarches sont rarement présentes dans le livre.

Enfin il est étonnant qu’un livre consacré à CS et à la question de l’interconnexion consacre si peu de place à l’analyse directe du mouvement des hommes, à son organisation et à son contrôle, social et politique, c’est-à-dire à ce qui crée non seulement du lien entre entités locales mais de la globalisation (une idée que le concept de connectivity ne réussit pas à suggérer d’ailleurs et sur laquelle il aurait été intéressant de réfléchir). L’enquête sur les taxes pouvait en être l’occasion: les taxes sur les biens entraînait-elle un contrôle des hommes? Si la connectivité n’est pas dissociable de la taxation, que signifie dans ce cas le concept, également évoqué par Purcell et Horden, de liberté de circuler? Pourquoi les sophistes grecs du IIe siècle de notre ère, qui évoquent la méditerranée romaine comme espace de liberté et d’échanges, s’en étonnent comme d’une nouveauté? On peut se demander plus généralement si la liberté fut la même à toutes les époques. Dans la Grèce classique, les échanges et le mouvement des hommes faisaient l’objet de négociations simultanées, soit dans des accords de type diplomatique, soit à travers des conventions individuelles; mais ce qui était en jeu, dans ces accords, était aussi la protection contre le droit de saisie (saisie des personnes et des biens), une pratique répandue dans tout le monde grec, connue aussi de la République romaine, mais qui disparaît sous l’Empire, pour réapparatre au Moyen Âge et même jusqu’à une époque avancée de l’époque moderne:8 quelle fut son influence sur la mobilité des personnes, donc sur les échanges? Les notions de risque, de contrôle, de liberté, on le voit, recouvrent des données bien différentes d’une époque à l’autre. Les historiens savent bien que derrière les mêmes termes, les réalités varient d’une société ou d’une époque à l’autre; il importe donc de déconstruire les similarités apparentes des pratiques, des formes et des fonctions, pour mettre au jour leur historicité.

Notes

1. Paesaggio Mediterraneo. Metamorfosi e storia dall’antichità preclassica al XIX secolo, Milan, Federico Motta, 1999. Voir aussi Prodotti e tecniche d’Oltremare nelle economie europee, secc.XIII-XVIII, éd. S. Cavaciocchi, Florence, Le Monnier, 1998 [Actes du colloque de Prato, 1997].

2. La Cité marchande, Bordeaux, 2003: Editions Ausonius.

3. Sur ce thème voir aussi le numéro 2003, 4 de Mediterranean Historical Review (notamment les articles de Irad Malkin, Nicholas Purcell and Ian Morris. Le volume est reparu sous le titre Mediterranean Paradigms and Classical Antiquity, London-NewYork, 2005: Routledge).

4. A. Bresson, “Les accords romano-carthaginois”, dans C. Moatti éd., La mobilité des personnes en Méditerranée, de l’Antiquité à l’époque moderne. Procédures de contrôle et documents d’identification, Rome, 2005: Collection de l’Ecole française de Rome, no.341, pp.649-676.

5. Par exemple Epictète, III, 24, 11.

6. A. Bresson, La cité marchande, cité note 2; Chr. Pébarthe, “Fiscalité, empire athénien et écriture: retour sur les causes de la guerre du Péloponnèse “, dans ZPE 129, 2000, 47-76.

7. Voir “Aristote et le commerce extérieur” (1987), dans La cité marchande, op.cit, pp.109-130 et “L’attentat d’Hiéron et le commerce grec” (1994), Ibid. pp.131-149.

8. Voir P. Cl. Timbal, “Les lettres de marque au Moyen Âge”, dans L’Étranger. Recueil de la société J. Bodin, X, Bruxelles, 1958, pp.108-138.