BMCR 2007.07.34

Polytheism and Society in Ancient Athens

, Polytheism and society at Athens. Oxford: Oxford University Press, 2005. 1 online resource (xxxii, 544 pages) : illustrations. ISBN 9780191534522. $125.00.

Autant dire d’emblée que le livre de Robert Parker est un livre important, de ceux qui deviennent une référence incontournable. Il ne constitue cependant pas un “précis” ou un manuel de religion grecque, ou plus spécifiquement athénienne; en dépit de l’érudition prodigieuse qui le nourrit, il répond à un questionnement précis, quoique difficile à circonscrire, celui de l’interaction entre religion et société, sujet “bateau”, comme on dit en français, mais vrai sujet que le titre pose d’emblée en des termes fins. Le choix du terme polytheism n’est en effet pas anodin — pour autant que je ne surinterprète pas la pensée de l’auteur — dans la mesure où il semble suggérer un subtil jeu de miroir et d’interférences entre les articulations et les modes de fonctionnement de la société des hommes et celle des dieux. Rien de radicalement neuf pour les historiens des religions, mais une tentative très enrichissante d’aller au fond des choses sur un dossier précis — et quel dossier! — celui de la religion athénienne, étudiée ici dans une perspective de micro-histoire, à la façon d’un anthropologue de terrain. En cela, ce volume s’avère très complémentaire par rapport à la synthèse historique publiée en 1996 ( Athenian Religion: a History), qui privilégiait la diachronie, au contraire du présent volume qui explore davantage le registre synchronique.

En effet, partant du constat de la pervasiveness de la religion (ou si l’on veut du concept désormais familier à tous de l’ embedded religion), Parker s’interroge sur l’implication des Athéniens dans la vie cultuelle et choisit, par conséquent, de se concentrer sur les pratiques cultuelles, les fêtes religieuses, le panthéon “à l’oeuvre”. Il touche ainsi, bien des années après les Attische Feste de L. Deubner (1932) et sur la base d’une approche documentaire et méthodologique enrichie et renouvelée, à une notion-clé de la politeia (au sens de culture politique) athénienne, à savoir la participation. La religion à force d’être partout, ne risque-t-elle pas de n’être nulle part et de se diluer dans une dimension sociale au sens large? Les trois parties qui constituent ce maître-livre apportent des réponses importantes sur le statut de la religion dans la société athénienne, sur ce qu’elle représentait, au jour le jour, pour les habitants d’Athènes, en particulier à l’époque classique (focale de tout l’ouvrage). Nous y reviendrons au terme de cette analyse.

Trois grandes parties regroupant dix-huit chapitres, sans oublier une Introduction et un Epilogue, deux Appendices, un index, trente-deux illustrations: la matière est considérable, la base documentaire très diversifiée (tradition littéraire, inscriptions, monuments, images). Un seul regret sur la conception du livre: on aurait apprécié une bibliographie (critique?) en fin de volume, plutôt qu’une liste des abréviations qui en tient lieu. Un mot encore pour souligner l’extrême richesse du discours, dans le texte et dans les notes, mais aussi sa clarté et sa profondeur: les excellents résumés qui ponctuent, chapitre par chapitre, cette traversée en terre attique sont très utiles. Une remarque, enfin, avant d’entrer dans le vif du sujet: l’ouvrage est ponctué de passionnantes discussions sur divers concepts ou catégories (sacrifice, public/privé, désenchantement, mystères, etc.) où l’auteur opte volontiers pour une approche pragmatique, méfiante à l’égard de la théorisation, voire même de la conceptualisation.

Ouvrir le livre sur Hestia (Chap. 1: Ancestral Gods, Ancestral Tombs: the Household and Beyond, p. 9-36) répond sans doute au souci de partir de la cellule de base de la société: l’ oikos. Unité familiale restreinte, elle est le siège de pratiques cultuelles qui mettent en jeu la perception de soi et des autres. Même si les dieux de la maison ne forment pas une catégorie en tant que tels, ils sont très présents au quotidien et, avec les dieux ancestraux à divers niveaux (phratrie, genos, cité), ils construisent l’identité du groupe, notamment par l’édification de “lieux de mémoire” qui impliquent une activité rituelle communautaire.

Si la religion est lien (dans la vision durkheimienne), comment celui-ci se noue-t-il? Dans le Chap. 2 (“Those with Whom I sacrifice”, p. 37-49), l’auteur étudie le sacrifice comme enjeu de sociabilité dans le cadre familial. Il examine notamment les reliefs sacrificiels (liste p. 45-49) qui mentionnent un père, ses enfants et sa femme (généralement dans cet ordre!): on voit ainsi la religion de l’ oikos déborder du strict cadre privé, preuve que la vie sociale se joue simultanément sur plusieurs registres, largement imbriqués les uns dans les autres. Les dèmes, de ce point de vue, jouent un rôle intermédiaire dans la configuration sociale de la polis athénienne. Ils font l’objet du copieux Chap. 3 (Places of Cult: Athens and the Demes, p. 50-78). L’ancrage topique des cultes est un des niveaux de cette configuration, un des plus vivants, des plus foisonnants. Le calendrier de Thorikos est une voie d’accès privilégiée à la réalité de ces mini- poleis que sont les dèmes. L’auteur est attentif à la fois à la dimension chronologique, qui voit la vitalité cultuelle des traditions mythologiques et héortologiques (souvent d’origine ionienne) enracinées localement s’épanouir aux Ve-IVe siècles pour ensuite décliner, mais aussi la subtile articulation entre cultes poliades et cultes des dèmes. Autour du lieu de résidence, c’est une communauté affective qui se construit autour de ses particularités, religieuses notamment.

À l’opposé et de manière dialectique, la cité présente aussi une dimension internationale (chap. 4: International Religion, p. 79-88): elle sollicite la religion pour amalgamer les identités spécifiques, mais aussi pour nouer des rapports avec les autres communautés, en privilégiant alors les processus de “traductibilité” interlinguistiques et interreligieuses. Le polythéisme est, en effet, un système ouvert et accueillant, structuré autour du concept de traditions ancestrales propres à chaque peuple. L’Auteur distingue quatre niveaux d’implication des Athéniens dans la religion dite “internationale”, en particulier lors des concours panhelléniques. Les quelques pages consacrées aux offrandes effectuées dans les sanctuaires étrangers ne suffisent pas, à mon avis, pour prendre la mesure du phénomène, et la question de l’introduction à Athènes de cultes étrangers est pratiquement escamotée. Les enjeux ne sont pourtant pas négligeables en matière de représentation du divin et d’implication des citoyens dans la vie religieuse. Pour prolonger, on pourra consulter A. Naso (éd.), Stranieri e non cittadini nei santuari greci, Florence, 2006.

Les trois chapitres qui suivent (5: Who Prays for Athens? Religion in Civic Life, p. 89-115; 6: ‘Those Who Make a Profession out of Rites’: Unlicensed Religion and Magic, p. 116-135; 7: Religion in the Theatre, p. 136-152) apportent un éclairage extrêmement stimulant sur la religion dans la Cité, avec de bonnes questions. Ainsi, qui prend les décisions religieuses à Athènes, qui détient l’autorité en ces matières? Peut-on parler de comportements ou de pratiques religieuses dans les contextes publics que sont l’armée, l’assemblée, les tribunaux? Le recours aux oracles en politique est-il fréquent? L’Auteur montre bien que la souveraineté s’exprime dans les institutions démocratiques et que les prêtres agissent “pour le peuple athénien”, pratiquement comme des magistrats. Est-on pour autant en droit de parler de “routinisation” de la religion si imbriquée dans la vie politique et sociale qu’elle en perdrait toute autonomie ou originalité? Le rituel, comme le fait de prêter serment aux tribunaux, serait-il pur formalisme? L’ Entzauberung commencerait-il donc sous le ciel limpide de l’Attique? Pour R. Parker, la fonction essentielle de la pratique religieuse est celle de rassurer: reassurance, comfort, background of awareness sont les mots qui l’expriment le mieux. Une telle attitude implique néanmoins un réel respect des dieux, davantage, du reste, que de leurs “spécialistes”. Qualifiée de technè, la religion est avant tout l’affaire de tous: les prophètes sont rares, les magiciens font peur, les initiateurs ou purificateurs sont vus comme des marginaux. La “religion élective”, qui repose sur des liens contraignants, suscite la suspicion, bien qu’elle soit répandue à divers niveaux de la société. Bref, d’une manière générale, même si certains comportements sont plus “politically correct” que d’autres, il est difficile de définir des normes, donc de dénoncer des déviances ou des formes d’impiété. À cet égard, l’auteur montre bien que la scène théâtrale ne peut être réduite à un espace de transgression des normes. Le rapport entre théâtre et religion — en particulier le culte de Dionysos — ne doit pas être surdimensionné et la place des héros, dans ce contexte où mythes et rites se croisent, est finement soulignée par l’auteur. Le théâtre est en somme une exploration de l’expérience humaine et, en ce sens, les dieux y trouvent leur place, tantôt dans le registre de l’analogie ou de la proximité, tantôt dans celui de la différence et de la distance.

Avec la deuxième section, on pénètre, armés de tout ce qui précède, au coeur du système cultuel, celui des fêtes et célébrations cultuelles. Les chapitres 8 à 16 fournissent le meilleur panorama aujourd’hui disponible sur le sujet. “Festivals and their Celebrants” (chap. 8: p. 155-177) nous introduit dans le monde de l’heortologie attique. L’auteur y souligne d’emblée un élément essentiel: le contraste qui apparaît entre le sens général d’une fête donnée (p. ex. un rite de fertilité) et l’investissement symbolique qui est parfois considérable, complexe et raffiné, comme si le sens se démultipliait en une série de facettes que l’approche anthropologique aide assurément à déchiffrer. R. Parker entend se concentrer sur “the shape of Attic festivals”, et non sur les détails des célébrations. Il est trop modeste, car son analyse est d’une richesse capable de satisfaire les utilisateurs les plus exigeants, mais elle ne néglige pas les vraies questions: la localisation, la participation (hommes, femmes, étrangers, etc.), règles. . . Il évite toute modélisation et préfère raisonner sur des cas concrets. Que fait-on lors d’une fête? (chap. 9: Things Done at Festivals, p. 178-191): processions, sacrifices, banquets, danses, choeurs, concours. . . L’auteur consacre une longue digression sur les Bouphonia qui s’avère cependant peu conclusive. Le chap. 10 (The Festival Year, p. 192-217) est consacré au rapport entre fêtes et calendrier, tandis que le chap. 11 (Parthenoi in Ritual, p. 218-252) circonscrit bien le rôle des femmes dans le service des dieux et s’attache à repenser le dossier des Brauronia (sans apporte beaucoup de nouveautés, cependant).

Avec le chap. 12 (The Panathenaea, p. 253-269) s’ouvre le tableau des quatre grandes fêtes attiques, analysées avec érudition et sagacité. Les Panathénées mettent en scène la cité en sa concorde harmonieuse, tandis que les Thesmophories et les Adonies (selon un diptyque qui doit beaucoup aux analyses de M. Detienne), objet du chap. 13 (Women’s Festivals: Thesmophoria and Adonis, p. 270-289) sollicitent divers enjeux spécifiquement féminins qui ont fait l’objet de diverses interprétations de la part des modernes. Le copieux chap. 14 (The Anthesteria and other Dionysiac Rites, p. 290-326) est placé sous le signe de Dionysos (on consultera aussi N. Spineto, Dionysos a teatro: il contesto festivo del dramma greco, Rome 2005), avec le rite curieux du mariage sacré et le cortège des images orgiastiques, renvoyant à un imaginaire social, plus qu’à une réalité vécue. L’analyse est riche en nuances, autant qu’en données; elle articule habilement le niveau privé (la fête du vin nouveau) et le niveau public, la purification et la pollution, les identités sexuelles impliquées, pour mettre en lumière un culte qui se joue en permanence dans le paradoxe. Eleusis est au coeur du tout aussi riche chap. 15 (Eleusinian Festivals, p. 327-368). Ses mystères sont les plus connus, les plus prestigieux, mais il faut contextualiser Eleusis et la sortir de son isolement pour mieux comprendre ce qui s’y joue, travailler sur la “configuration éleusinienne”. R. Parker insiste sur la dimension civique des initiations, la visée eschatologique ayant été amplifiée par les sources. Les diverses étapes du parcours de l’initié sont présentées: c’est une “climactic revelation” qui est en jeu, un “mystic drama” qui se donne à voir et n’enseigne nullement une révélation dogmatique. Le chap. 16 (“Festivals, Rituals, Myths: Reprise, p. 369-383), pour terminer la section II, rassemble très utilement les acquis majeurs des chapitres précédents autour de quelques thèmes majeurs: le lien rites-fêtes, le pouvoir social des rites et leur rapport à l’idéologie démocratique, l’articulation mythe-rite (fête), la temporalité des fêtes. . . Une micro-synthèse qui est un modèle du genre.

Si les dieux sont omniprésents dans les pages qui précèdent, ils méritaient un discours spécifique qui clôture le volume. “Gods at Work I. Protecting the City” (chap. 17, p. 387-415) et “Gods at Work II. The Growth of Plants and Men” (chap. 18, p. 416-451) partent d’une affirmation en forme de provocation: “Greek polytheism is indescribable” (p. 387). C’était déjà l’avis de Jean Rudhardt qui a pourtant écrit, sur ce sujet, de si belles pages. Autour des notions de panthéon, configurations, timai et autres, l’auteur montre comment mythes et cultes dressent en quelque sorte “a map of experience”. Il tire parti des acquis du structuralisme, sans pour autant proposer une vision rigide, et il évoque, sans y adhérer vraiment, la vision du post-structuralisme, soucieux de souligner la fluidité des modes opératoires et des champs d’action. Il s’efforce aussi d’analyser l’organisation du panthéon athénien à la lumière de ces prémisses historiographiques: Athéna d’abord, mais aussi Zeus, Arès, Artémis, Pan, Apollon etc. contribuent à protéger la cité et sa population. Outre de la protection, les dieux s’occupent également de la croissance des hommes, des plantes, de la nature, contribuant ainsi au bien-être et à la richesse de leurs fidèles. Un intéressant appendice est consacré aux héros et héroïnes athéniens qui jouent un rôle spécifique dans l’histoire de la cité.

La conclusion (p. 452-455) revient sur l’ embeddedness de la religion, omniprésente, facteur de stabilité sociale, qui exalte la tradition, les ancêtres, l’attachement au territoire, la famille et la piété. Un tissu fortement conservateur donc, qui n’a jamais suscité de révolutions ni d’innovations majeures. Le contrat social est donc aussi un contrat avec les dieux. Les deux appendices finaux, avec notamment une très précieuse liste des fêtes attiques (p. 456-485), et un index clôturent un volume dont la richesse et le profondeur laissent une forte impression au lecteur. Beau défi, celui de renouveler l’approche de la religion athénienne que l’on croyait si bien connaître: défi pleinement relevé par Robert Parker qui nous livre là un livre vraiment important pour les historiens de la religion et de la société grecques.