BMCR 2007.10.47

Virgil’s gaze: nation and poetry in the ‘Aeneid’

, Virgil's gaze : nation and poetry in the Aeneid. Princeton: Princeton University Press, 2007. 1 online resource (226 pages). ISBN 9781400827688. $39.50.

Table of contents

Le livre de J. Reed propose une relecture de l’ Enéide de Virgile faisant appel aussi bien à l’analyse narratologique, à l’intertextualité, qu’aux gender studies, et à l’éclairage socio-historique. Ainsi, tout en se réclamant d’une analyse avant tout littéraire, Virgil’s Gaze fait beaucoup plus: il revisite complètement un des monuments de la poésie augustéenne, offrant une perspective moderne renouvelée.

Les objectifs du livre sont nettement exprimés dans l’introduction. Rompant avec le topos selon lequel l’ Enéide, serait une oeuvre de propagande nationaliste, J. Reed montre au contraire que l’épopée virgilienne dissout toute idée définitive de nation. Les Romains sont-ils à l’origine des Grecs, des Troyens, des Italiens, voire des Carthaginois? Tout dépend des points de vue, qui sont toujours provisoires, toujours circonstanciés. C’est que dans l’ Enéide, dont l’action se passe bien avant la fondation de Rome, la romanité n’est pas de l’ordre de l’être mais du devenir. Elle n’a ni centre, ni origine, ni essence fixée.

Toutefois, et c’est là tout l’intérêt de l’analyse, les regards multiples portés sur les héros du passé sont ancrés dans le hic et nunc de l’aristocratie de l’époque augustéenne, destinataire privilégiée du livre. La subtilité du regard virgilien consiste précisément à porter un regard contemporain depuis le présent augustéen vers un passé où aucune nationalité, et aucun genre sexuel, n’est encore fixé. Aussi la polarité Orient-Occident, masculin-féminin, traverse-t-elle l’ensemble des peuples et des personnages: Enée, Turnus selon les circonstances, sont tantôt des Asiatiques barbares et efféminés, tantôt de farouches guerriers italiens et virils.

Cette approche justifie la division du livre en chapitres centrés sur une galerie de figures clés: selon son appartenance sexuelle ou ethnique chacune d’entre elles construit un point de vue spécifique.

I. Euryale.

Ce premier chapitre rapproche quatre figures marquées par une mort prématurée: l’Arcadien Pallas, le Troyen Euryale, La Volsque Camille et L’Etrusque Lausus. L’analyse montre l’originalité du regard virgilien: tandis que chez Homère la beauté des guerriers est uniquement signe de valeur guerrière, elle acquiert dans l’ Enéide une nuance érotique. Au travers de rapprochements intertextuels avec l’ Epitaphe d’Adonis de Bion de Smyrne, J. Reed montre l’usage d’un paradigme hellénistique, l’aimé mourant, dont Adonis est le prototype. Le regard envisagé ici est décrit comme le regard du public de l’ Enéide : regard masculin, romain, sur des figures représentant des nations qui se fondront un jour dans l’empire et vues comme désirables, tant d’un point de vue guerrier qu’érotique.

II. Turnus.

La figure de Turnus est analysée dans sa singularité vis-à-vis des figures du type d’Adonis. L’auteur souligne ici un paradoxe: tout en étant jeune et désirable, il ne fait pas l’objet d’une mort érotisée. La beauté martiale homérique semble l’emporter chez lui sur la beauté de l’éromène. Toutefois, l’analyse souligne la manière dont la virilité guerrière de Turnus est menacée par la faiblesse et l’impuissance. Pleuré par sa soeur Juturne comme Adonis par Aphrodite, voué à une passion guerrière tragique qui n’a d’égal que la passion amoureuse des héroïnes légendaires, Turnus révèle les traits d’un éromène voire d’une femme. Cette ambiguté du genre doit être associée à une ambiguïté nationale: Rutule, Turnus est certes un Italien, mais par son appartenance à la famille des Inachides, il apparaît souvent comme un oriental apparenté à l’Egyptienne Io qui figure sur son bouclier.

III. Didon.

Apparentée à Turnus la figure Carthaginoise de Didon est envisagée comme une autre figure ambiguë, à la fois ennemie en puissance et double d’Enée. En effet, tandis que les amours malheureuses de Didon et Enée servent d’étiologie à la guerre entre les Romains et les Puniques, le destin des Tyriens et des Troyens en tant que peuple oriental exilé est similaire. Carthage ramène ainsi Enée à une orientalité perdue. Toutefois, celle-ci est représentée comme un efféminement dangereux. La séduction de Didon fait écho dans la fiction aux charmes orientaux de Cléopâtre auxquels cède Marc-Antoine. Face à cette orientalité primitive et menaçante, Virgile constitue cependant une alternative: l’origine italienne du fondateur Troyen Dardanus. C’est cette dernière que choisit Enée, renonçant à l’Orient pour l’Italie.

IV. Andromaque.

Suivant l’analyse de ce chapitre, l’histoire Andromaque fait pendant à celle de Didon: la Troyenne, au contraire d’Enée, se réfugie dans une Troie du passé reconstituée en miniature à Buthrote. Mais celle-ci n’est qu’un simulacre illustrant l’impossibilité de recouvrer une orientalité perdue. Toutefois, la figure virgilienne d’Andromaque est également envisagée par J. Reed dans un réseau intertextuel où figure en particulier l’ Andromaque d’Ennius. Cette figure problématise l’orientalité des anciens Troyens, présentée tantôt comme barbare et étrangère, tantôt comme identitaire. En réalité, les frontières apparaissent poreuses: suivant le point de vue, une caractéristique romaine peut devenir tout aussi bien orientale, comme la richesse ou la qualification ambiguë de superba.

V. Cités antiques.

Passant de la succession des figures symboliques aux toponymes, ce chapitre articule les problématiques d’identité nationale aux villes disparues, notamment Troie, Tyr, Carthage, Ardée, Pivernum, Calydon. L’auteur montre comment l’adjectif antiquus appliqué par Virgile ne renvoie pas seulement à la notion d’ancienneté ou de vénérabilité mais encore à la disparition de ces villes. Par rapport au présent du lecteur romain, il s’agit en effet de villes du “il y eut” ( fuit) et du “jadis” ( quondam). L’analyse montre que les villes disparues permettent, par contraste, de mettre en relief dans le hic et nunc de la lecture Rome en tant que ville illimitée dans l’espace et le temps. Comme la mort des guerriers, la ruine des villes la focalisation est marquée par le regard de la Rome augustéenne.

VI. Marcellus.

La figure de Marcellus est replacée ici dans la constellation des figures nationales de jeunes morts. Figure “proleptique”, qui annonce la mort des autres jeunes guerriers, Marcellus occupe une place tout à fait spécifique: Romain, il entretient certes des affinités avec la figure d’Adonis, mais sans apparaître comme éromène mourant. Sa figure est modelée suivant le modèle romain de la bravoure guerrière marquée par la pietas et la fides. Menacé par l’ombre de la mort mort, mais non mourant, il constitue une figure unique. J. Reed montre comment l’enfer virgilien, tout en reprenant des thématiques du Songe de Scipion de Cicéron, place Marcellus au centre de deux thématiques indissociables: le désir et la mémoire. La poésie par contraste avec l’enfer est ainsi envisagée comme anti-Léthé.

VII Enée.

Si cette figure vient en dernier c’est qu’elle est analysée par J. Reed comme clef de toutes les autres et vient justifier le titre du livre: Enée est par excellence la figure qui regarde, il véhicule un regard. Il est par excellence celui qui voit par opposition aux figures passives d’éromènes mourants offerts à la vue. Cette position de spectateur est tout à fait ambivalente: Enée est partagé entre activité et passivité. Partagé entre Asie et Italie, Enée est une figure de l’entre-deux, comme Mercure qui l’invite à quitter Troie. Cette position ambiguë permet de faire d’Enée un spectateur idéal dont le regard peut se dissoudre dans les différents points de vue. Enée, véhicule le regard omniscient de Virgile et simultanément celui du “lecteur idéal” circulant, dans un avant Rome, où rôles et nationalités sont voués à l’instabilité.

On l’aura compris par le résumé des chapitres: le livre de J. Reed est d’une étonnante densité, fruit d’une réflexion rigoureuse, suffisamment nourrie de l’ Enéide, pour tantôt entrer dans le détail, tantôt donner une vue d’ensemble extrêmement documentée. Nous n’avons pas la prétention d’en épuiser ici l’extrême richesse mais voudrions simplement souligner plusieurs apports essentiels.

Tout d’abord, il est certain qu’en abordant le problème des nationalités, J. Reed touche un aspect crucial de l’ Enéide, qui rend Virgile d’une étonnante actualité. Tandis que les contemporains du poète s’interrogent sur l’origine des Romains, quitte à donner des réponses univoques, tel Denys d’Halicarnasse pour qui les Romains sont des Grecs, Virgile, brouille toute identité fixe, renvoyant toute identité nationale au rang de fantasme. Ce en quoi Virgile est aussi notre contemporain, suivant l’hypothèse récemment formulée par Thomas Habinek et Florence Dupont: face au crispations identitaires passées et contemporaines, l’ Enéide relue ici nous enseigne que toute identité nationale est construite.1 Ce qui nous rappelle un fait essentiel: contrairement à la plupart des cités grecques, hantée par le rêve d’une autochtonie originelle,2 Rome est une ville d’emblée ouverte sur les autres nations. Contrairement à Athènes, où la citoyenneté est territorialement et juridiquement fermée, Rome, grâce à un droit plus extensif et à la politique d’intégration de l’empire, accueille l’altérité comme une donnée constitutive de son identité.

Cette problématique nationale est articulée très pertinemment par J. Reed à celle du genre grâce à une analyse qui montre comment le modèle de la uirtus romaine est fantasmatiquement associé à la pédérastie grecque. C’est là peut-être un des aspects les plus audacieux mais aussi les plus stimulants et les plus fins de l’analyse, qui converge avec les réflexions contemporaines sur la question philosophique du genre:3 identité de genre et identité nationale sont indissociables. L’ Enéide, une épopée pédérastique? L’idée, a priori inattendue, est magistralement démontrée ici: le flou des origines nationales, permet au lecteur aristocrate romain de rêver simultanément à des identités sexuelles impossibles dans la Rome contemporaine, en particulier une homosexualité idéalisée entre hommes libres.

Il est peut-être dommage que le livre ne fasse pas référence à ce sujet au livre de Thierry Eloi et Florence Dupont, consacré à la question de l’érotisme masculin à Rome et qui va dans le même sens que la thèse de l’auteur.4 L’analyse aurait ainsi gagné, je crois, à associer plus précisément la notion de virilité romaine, à la notion de citoyenneté, comme le fait le livre de Dupont et Eloi, ce qui aurait montré que l’opposé du uir n’est pas fondamentalement la femme mais plutôt l’esclave.5 Ceci aurait permis d’articuler plus précisément le modèle romain de la virilité, et la conception romaine de la pédérastie grecque en précisant toute la part de fantasme que les Romains font subir à cette dernière 6. Ces dernières remarques n’altèrent en rien la pertinence de l’analyse de J. Reed mais ne sont qu’une prolongation de sa réflexion. A ma connaissance, aucun livre jusqu’ici n’avait si clairement abordé la question du genre dans l’épopée virgilienne, et la contribution de l’auteur est à cet égard essentielle.

De façon générale, l’ensemble de la lecture du livre est agréable et stimulante, servie par un style vif et clair. En outre, l’ensemble de l’argumentation de J. Reed est à chaque instant solidement argumentée: elle repose sur analyse précise des textes grecs et latins, cités et traduits avec précision et rigueur philologique. Quant à l’édition du livre, elle est agréable est soignée. Nous signalerons seulement deux coquilles: ‘sympthies’ pour ‘sympathies’ (p. 69) et, ‘stone-thowing’ pour ‘stone-throwing’ (p. 137). Pour le reste, la mise en page est dense mais aérée, accordant un espace raisonnable aux notes, et mettant en valeur les citations. Ajoutons, pour finir, la présence très utile à la fin du volume d’une vaste bibliographie et d’un index mentionnant les passages précis des textes cités.

En conclusion, la pertinence et la clarté de ce livre en feront un instrument utile pour tous: il constituera une introduction pour le débutant et un instrument de travail pour tout chercheur confirmé travaillant sur le corpus virgilien.

Notes

1. Voir en particulier les chapitres I et IV in Habinek Thomas, The Politics of Latin Literature, Princeton University Press, Princeton, 1998 ainsi que la conclusions de Florence Dupont in Dupont Florence et Valette-Cagnac Emmanuelle (éd), Façons de parler grec à Rome, Paris, Belin, 2000: 255-277.

2. Voir Détienne Marcel, Comment être autochtone: du pur Athénien au Français raciné, Paris, Seuil, 2003.

3. La convergence des notions de nation et de genre est amplement abordée par les travaux de Nicole Loraux en ce qui concerne la Grèce. Dans le domaine moderne, nous renverrons à la très stimulante analyse d’Elsa Dorlin, La Matrice de la race, généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, la Découverte, 2006.

4. En particulier le chapitre III “un couple héroïque: Nisus et Euryale” in Dupont Florence et Eloi Thierry, L’érotisme masculin dans la Rome antique, Paris, Belin, 2001: 59-81.

5. Voir le chapitre II “Corydon. La proie romaine et l’ombre grecque” in Dupont Florence et Eloi Thierry, op. cit.: 45-57.

6. Bien résumée in Calame Claude, l’Eros dans la Grèce antique, Paris, Belin 1996.