BMCR 2007.11.02

Orfeo y el orfismo en la poesía de Empédocles: influencias y paralelismos. Colección de Estudios, 98

, Orfeo y el orfismo en la poesía de Empédocles : influencias y paralelismos. Colección de estudios ; 98. Madrid: UAM Ediciones, 2005. 104 pages ; 24 cm.. ISBN 9788474779660. €10.40 (pb).

L’étude de Carlos Megino Rodríguez (ci-après MR) entre dans la lignée des travaux qui visent à identifier les sources orphiques de la pensée d’Empédocle, ou, plus largement, les points de convergence entre l’orphisme et Empédocle. Le travail de O. Kern en 1888 (“Empedokles und die Orphiker”; toutes précisions dans la bibliographie de référence d’Empédocle, établie par T. Vítek, consultable sur Empedocles Acragas) avait été pionnier dans ce domaine.

En préambule, MR rappelle que, selon l’orphisme, il existe une affinité de parenté entre l’homme et la divinité. Cela suppose une rupture claire avec la religiosité olympienne représentée par Homère, pour laquelle il existait une différence radicale entre le monde divin et l’homme. Dans le cadre du mysticisme grec archaïque, l’orphisme contribue à installer l’idée que l’âme, par sa nature divine, est quelque chose de radicalement différent du corps, une espèce de “je occulte” où se projettent l’identité personnelle et la responsabilité morale de l’individu. Dans le même temps s’opère une inversion de la valorisation traditionnelle de la vie terrestre et de celle de l’Au-delà: la vie terrestre n’est plus préférée face à la banalité existentielle de l’Hadès; elle apparaît comme un exil hors de la communauté des dieux, qui vient en punition d’anciennes fautes. C’est cette idéologie mystique qui constitue le point de rencontre entre la conception orphique de la vie humaine et la pensée anthropologique et religieuse d’Empédocle. En suivant E. R. Dodds, M. Eliade, M. L. West, W. Burkert, P. Kingsley, MR identifie des caractéristiques chamaniques communes entre la figure d’Orphée et celle d’Empédocle. Empédocle tout comme Orphée est poète, prêtre, maître en initiation, théologien, thaumaturge, devin, magicien et purificateur.

MR cherche à identifier les rapprochements possibles entre Orphée, les Orphéotélestes d’une part et Empédocle d’autre part. Les personnages, leurs actions, leurs légendes, sont étudiés. Puis viennent les doctrines. En suivant les grandes lignes de la pensée d’Empédocle, MR analyse des thèmes majeurs de façon à déceler des parallèles orphiques, qui pourraient avoir eu une influence sur la pensée de l’Agrigentin. Il inventorie ainsi les parallèles de type théogonique et cosmogonique, et les parallèles liés à la conception de l’homme. Il traite de la conception cyclique du monde, du rôle de la Nécessité et de la loi divine, du rôle de la Discorde dans la création du Multiple, du rôle de l’Amour, du rôle des quatre éléments (feu, air, terre, eau). Après les parallèles de type théogonique et cosmogonique, dans une dernière partie—la plus longue (30 pages) —, MR étudie la conception de l’homme. Les thèmes — toujours en ligne avec des thèmes présents chez Empédocle — sont: l’histoire humaine (avec l’idée d’une décadence), la faute initiale, la conception de l’âme et sa relation avec le corps, la théorie de la transmigration des âmes, la relation de l’homme avec le divin, le rôle de la mémoire, l’heureux destin des âmes dans l’au-delà, le puritanisme et les prescriptions rituelles, l’interdiction des sacrifices sanglants, l’interdiction de la consommation de certains aliments. Les premiers thèmes abordés ressortaient de la Physique, les derniers thèmes ressortent essentiellement des Catharmes.

Dans la conclusion de son étude, MR brosse un panorama qui ne laisse aucun doute sur ses convictions. Selon lui, Empédocle et Orphée ont de multiples points communs; dans de nombreux cas, Empédocle a pu prendre les doctrines orphiques comme référent doctrinal.

L’oeuvre récente de A. Bernabé ( Poetae Epici Graeci, Testimonia et fragmenta, Pars II, Fasc. I et Fasc. II, 2004-2005) qui, après Kern ( Orphicorum fragmenta, 1922), renouvelle le recueil des fragments et des témoignages sur l’orphisme, a joué un rôle important dans la mise au point que tente MR. Notre auteur puise au corpus réuni par Bernabé, et s’appuie par ailleurs sur un article de C. Riedweg (“Ophisches bei Empedokles”, 1995; auquel MR se réfère dans une traduction espagnole parue dans Taula, 27-28, 1997, un numéro consacré à l’orphisme) et un article de G. Betegh (“Empédocle, Orphée et le papyrus de Derveni”, 2001).

L’étude de MR n’intéressera pas seulement les spécialistes de l’orphisme désireux de connaître les résonances possibles de ce mouvement religieux chez un des philosophes de l’Antiquité. Les empédocléens tireront aussi profit de cette étude. On consultera l’étude de MR pour la richesse des analyses et de ses références. Dans un livre qui ne compte que 104 pages, 8 pages sont consacrées à la bibliographie (125 titres, les ouvrages en espagnol allant jusqu’à 2004, les ouvrages non espagnols allant jusqu’à 2002), 9 pages consacrées aux sources des auteurs anciens cités, et 2 pages d’index des auteurs modernes. Les “sources” révèlent l’étendue de la recherche faite par MR. Pour Empédocle, près de 70 témoignages et fragments, selon le recueil de Diels-Kranz, et 8 fragments de L’Empédocle de Strasbourg, sont cités. Quant au corpus orphique, ce sont 121 passages. Les fragments d’Empédocle particulièrement étudiés sont: le fr. 6 DK (les quatre racines divines de toutes choses, assimilables aux quatre éléments), le fr. 111 DK (la promesse d’Empédocle à Pausanias de maîtriser les éléments de la nature et la mort), le fr. 112 DK (l’adresse d’Empédocle aux Agrigentins et sa déclaration d’être devenu un dieu), le fr. 115 DK (le décret de la Nécessité, le périple démonique, l’aveu d’Empédocle d’appartenir à ce cycle et d’être en exil loin des Bienheureux), le fr. 117 DK (les réincarnations précédentes d’Empédocle), le fr. 128 DK (le temps de Cypris, reine parmi les hommes), le fr. 137 DK (la condamnation du sacrifice sanglant, où le sacrificateur tue, sans le savoir, ses propres parents). Les Catharmes (à partir du fr. 112 DK inclus) retiennent pour une grande part l’attention de MR.

MR ne traite pratiquement pas des questions de chronologie. Mais, disons-le d’emblée, on n’a guère de certitude quant à l’antériorité d’idées ou d’un texte orphique précis par rapport à Empédocle (490 – 430 av. J. C.). Certains penseront a/ la deuxième Olympique et au fr. 133 de Pindare (mais le contenu est-il orphique? Voir L. Brisson qui, dans “Le corps dionysiaque”, 1992, en doute), certains penseront à des idées énoncées dans les Oiseaux d’Aristophane, à quelques témoignages de Platon et d’Aristote. Les données sont maigres et toujours contestables. Toutefois, on peut croire que les textes orphiques écrits tardivement, parfois plusieurs siècles après la mort d’Empédocle, ont été inspirés par des documents anciens et perdus. Les recoupements entre les citateurs et les lignes de cohérence du corpus orphique militeraient pour l’ancienneté de certains thèmes — c’est ce que croit MR. L’absence d’un corpus orphique avéré, antérieur à Empédocle et disponible à notre investigation, est le point majeur qui affaiblit la valeur des conclusions sur une influence présumée de l’orphisme sur Empédocle. En revanche, l’influence inverse pourrait être solidement étayée. Je ne considérerai pas des repérages chronologiques, toujours défavorables, pour émettre quelques critiques de propositions avancées par MR. Je veux m’en tenir au fond possible.

W.K.C. Guthrie prévenait le lecteur, dans The Greeks and their Gods, que ce qu’il allait dire des Orphiques n’était que sa vision personnelle du sujet et, de fait, que l’on ne pouvait pas en attendre un accord universel — sous-entendu, un accord universel des spécialistes du sujet. La position que je vais prendre sur Empédocle mériterait de s’entourer au moins des mêmes réserves. Car les spécialistes d’Empédocle ne s’accordent pas sur bien des points: sur l’histoire de l’univers (cycle ou pas cycle, deux zoogonies ou une seule?), sur l’attribution des racines divines à chaque élément (Héra est-elle la terre ou l’air? Zeus est-il le feu ou l’air?), sur ce qui expliquerait la chute du daimôn (une faute: le crime sanglant; ou bien deux fautes: le crime sanglant et le parjure?), sur la nature du daimôn (est-il fait d’air, fait de plusieurs éléments, fait d’amour, ou bien est-il un être simplement énoncé pour articuler un récit?), sur le lieu céleste et bienheureux du daimôn avant sa chute (le Sphaîros ?). Le non-spécialiste qui traite des diverses questions doit faire des choix. MR est dans ce cas. Certains de ses choix se font dans le sens du plus grand nombre de spécialistes partageant le même avis. Ainsi, la plupart du temps la ligne suivie est celle de W.K.C. Guthrie – D. O’Brien – A. Martin et O. Primavesi (1999). MR adopte le cycle cosmique d’O’Brien. Concernant le rôle de la mémoire chez Empédocle, MR choisit de lire le fr. 129 (un ancien sage qui voit toutes choses sur 10 ou 20 générations) comme célébration de la fabuleuse mémoire de Pythagore, capable de se remémorer ses vies antérieures; et de lire le fr. 117 DK (j’étais homme, arbuste, oiseau et poisson), comme le souvenir précis de vies antérieures. Cette lecture des frr. 117 et 119 D, qui est la lecture du plus grand nombre, sert pour MR à rapprocher, sur un arrière-fond de croyance en la réincarnation, Empédocle de l’initié orphique qui doit utiliser sa mémoire et se souvenir des bons choix à faire au moment de sa mort (voir les lamelles d’or). Mais la lecture que MR adopte des frr. 129 et 127 ne fait pas l’unanimité, peu s’en faut. De là, on entrevoit qu’il y a dans l’étude de MR une part d’aventure à afficher une compréhension d’un vers ou de quelques vers d’Empédocle, faisant débat pour les spécialistes d’Empédocle, et, sur la base de cette compréhension, à rattacher ce ou ces vers à un thème orphique. Certes, tant que l’on en reste à un niveau général les choses sont simples. Dire qu’Empédocle et l’orphisme ont en commun le rejet des sacrifices sanglants, le besoin de se purifier pour accéder au salut, l’espoir de devenir immortel et de rejoindre les dieux immortels, cela ne devrait pas soulever beaucoup d’objections parmi les spécialistes d’Empédocle. Mais les choses se compliquent en entrant dans le détail. Et MR, c’est son mérite, entre dans le détail plus qu’aucun autre avant lui.

MR cite plusieurs fois M.-J. Lagrange ( Les mystères: l’orphisme, 1937), sans rapporter ce passage pourtant essentiel: “[Empédocle] dégrade les Olympiens, nés de la Discorde, et ne pouvait faire une exception pour Dionysos. Tandis que l’orphisme n’a jamais rompu ses attaches mythologiques, Empédocle s’en est affranchi discrètement.” Je ferai de ce passage le point de départ de ma critique de l’étude de MR.

L’orphisme fait de Zeus le plus grand des dieux. Empédocle non seulement ne le fait pas, mais sa conception de Zeus est pour le moins non traditionnelle (fr. 6 δκ parfois négative (fr. 128.2 δκ et sans doute critique (fr. 142 DK selon la lecture d’E. Bignone, qui semble convaincante). À partir de là, comment serait-il possible que “le Zeus de la théogonie de Derveni” puisse servir “indirectement d’inspiration pour le Sphaîros empédocléen”, comme l’affirme MR, en suivant ici West (1983) et Betegh (2001).

L’orphisme croit à un Hadès qui est le monde des morts ou bien le souverain des morts. Empédocle n’y croit pas. Dans le fr. 6 DK, Hadès est une racine (la terre selon MR); la mort est absente. Dans le fr. 111.9 DK, l’Hadès qui détient une force de vie ( menos), et non pas une âme ( psuchè; mais MR interprète le fr. 111.9 DK comme la reconduite de l’âme depuis l’Hadès jusque sur terre), n’est pas nécessairement l’Hadès identifié au monde des morts. Dans le fr. 142.2 DK, l’Hadès visé est l’Hadès traditionnel, mais tout porte à croire, qu’à côté de Zeus porte-égide, cet Hadès fait l’objet d’une raillerie d’Empédocle à l’encontre de la religion populaire (fr. 142 DK lu par E. Bignone).

Selon un mythe orphique, les Titans tuent, démembrent et mangent Dionysos, puis, en punition de leurs crimes, Zeus foudroient les Titans. Un Titan apparaît dans les fragments d’Empédocle au fr. 38.4 DK. Mais ce Titan n’est pas un des êtres malfaisants du mythe orphique. Le Titan du fr. 38.4 DK désigne le Soleil, comme l’a montré P. Kingsley (1995). Mais même si ce Titan désignait l’éther et non pas le soleil (suivant l’avis de la majorité des commentateurs avant la démonstration de Kingsley), l’opposition à l’orphisme serait encore notable. En effet, pour l’orphisme, Zeus est l’éther ( Papyrus de Derveni, XVII, OF 492.2 Bernabé), et Dionysos est le soleil ( OF 239 Kern = 542 Bernabé). Empédocle appellerait l’un ou l’autre — éther ou soleil — Titan. Comment pourrait-il désigner les dieux vénérés de l’orphisme du nom de l’être abominable? Comment pourrait-il sur ce point se réclamer de l’orphisme? Dans le corpus des témoignages sur Empédocle, les Titans désigneraient les divinités qui forment la diversité des êtres (voir Cornutus, De natura deorum, 30.3-8, = B 123 DK). Dans ce cas, ces divinités, toutes des déesses (Croissance / Décroissance, Sommeil / Veille, Mouvement / Repos, Majesté aux multiples couronnes, Sagesse etc.) constituent la nature titanique de l’homme. Cependant, on est loin du mythe de Dionysos tué et mangé par les Titans, car les Titans d’Empédocle ne sont pas tous mauvais ou méchants — loin de là. MR ne parle ni du fr. 38.4 DK, ni de Cornutus citant le fr. 123 DK. Enfin, à la suite de Riedweg et de Betegh, MR suppose que le mythe orphique des Titans et de Dionysos, mentionné par Plutarque dans un passage où Empédocle est cité ( De esu carnium 996 b-c), a inspiré la faute, chez Empédocle, qui conduit le daimôn à transmigrer (fr. 115 DK). Le passage est connu depuis longtemps des spécialistes d’Empédocle (S. Karsten, 1838). Mais c’est “un texte difficile” (pour reprendre l’expression de L. Brisson dans “Le corps dionysiaque”). Plutarque met en parallèle un passage d’Empédocle et le mythe des Titans tuant Dionysos. Il n’affirme pas qu’Empédocle s’est inspiré de ce mythe. Il ne dit pas non plus que la faute qui conduit le daimôn à transmigrer est le cannibalisme dont font preuve les Titans. Au total, que ce soit dans les fragments ou dans les témoignages, les Titans de l’orphisme, ne se retrouvent pas chez Empédocle.

L’orphisme croit en la réincarnation des âmes. Empédocle croit en la réincarnation, mais il l’associe à un daimôn, et non pas à une âme (voir la critique de ” daimôn = âme” faite par J.-F. Balaudé dans sa thèse en 1992; voir Bollack dans Les Purifications, paru en 2003; voir récemment O. Primavesi qui écrit dans son article “Teologia fisica, mitica e civile in Empedocle” (2007): ” ‘Daimon’, dunque, non significa ‘anima’, ma si referisce ad ogni composto vivente che viene ad esistere durante il ciclo cosmico.”). Tout en mentionnant quelques auteurs d’un avis différent (avant 2002), MR a pris le parti de confondre âme et daimôn. Il se range auprès de la majorité des commentateurs d’Empédocle. C’est un choix, mais ce n’est pas forcément un gage de la pertinence.

MR considère les influences positives de l’orphisme sur Empédocle et mentionne par endroit une influence dans le sens inverse: d’Empédocle sur l’orphisme. Il manque toutefois dans cette approche quelque chose d’essentiel. Comme le signalait Bernabé en 2002, dans un article intitulé “Orphisme et Présocratiques: bilan et perspectives d’un dialogue complexe”, les philosophes présocratiques peuvent polémiquer contre les idées orphiques. La question de la polémique se pose assurément quand on envisage la relation d’Empédocle à l’orphisme, tout comme elle se pose dans la relation d’Empédocle vis-à-vis d’Hésiode (Bollack dans Les Purifications, paru en 2003, force le ton, en parlant de l’action subversive d’Empédocle). Déjà en 1894, F. Dümmler, dans son article “Zur orphischen Kosmologie”, parlait de la relation d’Empédocle avec les courants orphiques en parlant de Polemik. Son analyse portait essentiellement sur le fr. 134 DK (Dieu n’a pas une forme humaine, ni deux branches dans le dos, il est un esprit sacré et ineffable dont les pensées parcourent le cosmos), mis en relation avec l’ Hymne orphique à Zeus ( OF 168 Kern = 243 Bernabé). Dümmler remarquait, avec raison, que les paroles d’Empédocle se comprennent d’autant mieux que l’on perçoit en arrière-plan une polémique contre la représentation de Phanès et de l’anthropomorphisme. MR ne dit rien du fr. 134 DK, tout comme Riedweg. Betegh le sous-entend en parlant de Xénophane. On peut s’étonner d’un tel silence. De polémique encore il s’agit dans l’article de L. Gemelli Marciano: “Le contexte culturel des Présocratiques: adversaires et destinataires” (2002). Gemelli Marciano avait signalé la polémique d’Empédocle contre l’orphisme, en réfutant une interprétation de Riedweg sur le fr. 3.4 DK (rapproché de OF 245.1 = 377.1 Bernabé). Elle soulignait qu’allusion n’est pas adhésion. Au contraire, de ce qu’avançait Riedweg, il fallait remarquer les variations du langage, être attentif à la polémique possible. MR n’a pas tenu compte de ces remarques. Il s’en tient à Riedweg.

La question de la contre-influence se pose pour certains rapprochements. Un exemple significatif est donné par le fr. 6 DK (Zeus, Héra, Aïdôneus, Nestis: 4 racines divines correspondant aux 4 éléments). Depuis longtemps, on sait que les quatre éléments empédocléens, feu, eau, terre, air, nommés dans cet ordre (fr. 17.18 DK) se retrouvent dans un texte orphique, dans le même ordre ( OF 168.8 Kern = 243.8 Bernabé). MR le signale, puis il en vient à une lecture récente d’une lamelle d’or qui paraissait jusqu’alors indéchiffrable (Thurii, 47 Kern = 492 Bernabé = L12 Bernabé-Jiménez), lecture remarquable que l’on doit à Bernabé et A. I. Jiménez (2001). Dans cette lamelle se lit: air, feu, mère, Nestis. “Mère” désigne Déméter, donc la terre comme élément. Bernabé et Jiménez rapprochent ce texte du fr. 6 DK. La présence de Nestis en dernière position d’un énoncé de quatre éléments est le point remarquable qui fait le lien avec le fr. 6 DK, et qui permet de dire que Nestis dans la lamelle de Thurii représente l’eau. Mais qu’en tirer de plus? Ceux qui supposent que chez Empédocle Nestis est une figure de Perséphone seront confortés par la lecture de la lamelle orphique, car “mère, Nestis” serait une autre façon de dire “Déméter, Coré”. Nestis serait donc Coré-Perséphone. Cela étant admis, il est inconcevable de lire chez Empédocle Aïdôneus, lu avant Nestis, comme un autre nom de mère (= Déméter), lue avant Nestis. Chez Empédocle, en dehors d’ Aïdôneus, seule Héra peut être la terre (Empédocle donne à Héra l’épithète pheresbios). Mais MR signale que chez Empédocle Héra serait l’air et Aïdôneus, Hadès, la terre. Il ne s’explique pas sur ce choix; et passe sous silence les deux autres attributions possibles qui partagent encore aujourd’hui les spécialistes d’Empédocle (soit Héra = terre, Hadès = air, Zeus = feu; soit Héra = terre, Hadès = feu; Zeus = air). Or, dans l’orphisme, et ailleurs dans cette lamelle de Thurii, Zeus est l’air. Et Zeus pourrait aussi être l’air dans le fr. 6.2 DK. Mais MR croit que le Zeus du fr. 6.2 DK est le feu. En outre, le Papyrus de Derveni (XXII, 7) affirme qu’Héra est la terre. Tout convergerait (à condition toutefois d’écarter comme tardif l’hymne orphique à Héra, qui suggère qu’Héra est l’air…). MR ne suit ni n’énonce, au moins pour la réfuter, cette ligne d’interprétation du fr. 6 DK (Zeus = air, Héra = terre), qu’il connaît pourtant (Kingsley 1995 et 2002 sont dans sa bibliographie), et qui affirmerait une influence simple et directe de l’orphisme sur Empédocle. Il suit une autre interprétation qui réunirait la majorité des commentateurs: chez Empédocle, Zeus = feu, Héra = air, Aïdôneus = terre, Nestis = eau. Mais si MR a raison, quel est alors le sens du rapprochement du fr. 6 DK avec la lamelle L12 de Thurii, qui date au mieux du IVe s. av. J.-C., soit un siècle après Empédocle? Concédons que le texte orphique, recopié sur la lamelle, remontait à un temps antérieur à Empédocle, et que ce dernier en avait eu connaissance, l’influence se serait alors faite sur un mode négatif. Mais MR ne s’engage pas dans ce sens. Il s’en tient à poser des ressemblances (quatre éléments nommés) et une coïncidence formelle (Nestis). Ce qui laisse le lecteur dans une certaine perplexité.

Pour finir sur le fr. 6 DK, l’identification possible de Zeus avec l’air est loin d’être insignifiante. En 2003, Kingsley, dans son ouvrage Reality, défend à la fois que chez Empédocle Zeus est l’air, et que le daimôn est l’âme constituée d’air (la thèse se trouve déjà amorcée en 1995 dans Ancient philosophy, mystery, and magic, puis reprise en 2002, dans Empedocles for the new Millennium). Si l’on ajoute qu’un fragment orphique signale que l’air est l’âme ( OF 228b Kern = 422 Bernabé), qu’un autre signale que l’âme vient de Zeus ( OF 228c Kern = 426 Bernabé), on peut conclure qu’il existerait une possible influence positive de l’orphisme sur Empédocle (ou bien l’inverse: d’Empédocle sur l’orphisme?). Si la thèse Zeus = air dans le fr. 6 DK n’est pas empédocléenne, il faut alors s’engager à dire qu’Empédocle va à l’encontre de l’orphisme (pour autant que ces idées orphiques datent d’avant Empédocle).

Le fr. 6 DK n’est pas un cas isolé où le lecteur est laissé à sa perplexité. Quand MR opère un rapprochement de l’orphisme et d’Empédocle à propos de l’histoire de l’univers, il développe le pour (= l’influence possible) et le contre (= les écarts); il signale tout ce qui pourrait être commun entre les deux pensées (orphisme et Empédocle), et soulève nombre d’objections sur la base des différences. Si bien que le lecteur ne sait quoi conclure. Selon MR “le Zeus de la théogonie de Derveni servirait indirectement d’inspiration au Sphaîros empédocléen par la médiation de l’Être de Parménide”. On peut ne pas être convaincu par un tel détour.

L’auteur a choisi de défendre une influence notable des courants orphiques sur Empédocle. Il rapporte toutefois des opinions contraires, avance des doutes, souligne des différences entre les deux pensées. Et pourtant, comme j’espère avoir pu le montrer au moins sur un point (fr. 6 δκ l’analyse critique est insuffisante. MR a étudié Empédocle et lu les principaux commentateurs jusqu’en 1999, l’année phare de la parution de L’Empédocle de Strasbourg. Il n’a pas prêté attention aux articles ou ouvrages concernant Empédocle entre les années 2000 et 2003 (certes il cite l’article de Kingsley, “Empedocles for the new Millennium”, 2002, mais il l’exploite peu). Je ne nommerai que deux commentateurs dont les travaux auraient pu trouver leur place dans l’ouvrage de MR: Kingsley et Bollack (j’omets T. Vítek dont le premier tome de son Empedoklés, paru en 2001, et comportant une étude critique de l’influence de l’orphisme sur Empédocle, mériterait une mention, mais l’ouvrage écrit en tchèque ne pouvait guère avoir une diffusion rapide). De Kingsley ( Reality, 2003), MR pouvait tirer des arguments tendant à rapprocher l’orphisme d’Empédocle. De Bollack ( Les Purifications, 2003), MR pouvait tirer une conscience aigûe de l’action subversive d’Empédocle (l’orphisme aussi subvertit, comme l’a fait remarqué M. Detienne, auteur rarement cité par MR).

L’étude d’Empédocle exige de mettre le propos de l’Agrigentin en perspective, de savoir comment le poète et philosophe, le penseur contestataire d’un ordre établi, reprenait les traditions et les auteurs précédents, comment il se posait en s’opposant face à ses concurrents. On sait qu’Empédocle utilise, varie, détourne Homère et Hésiode. Le cas est flagrant avec Héra porte-vie, dès que l’on s’accorde avec MR sur le fait qu’Héra est non pas la terre mais l’air. L’étude de MR aide à faire un inventaire des influences orphiques possibles sur les fragments de l’Agrigentin. Mais de toute évidence, il faudra dépasser les simples coïncidences de vocabulaire, et s’interroger sur le mode d’appropriation de l’Agrigentin, et sur les effets de sens. C’est une lourde tâche. Je regrette que MR n’ait pas replacé l’appropriation de l’orphisme par Empédocle dans le cadre plus général de son appropriation des idées religieuses. Mais, quoi qu’il en soit, cette étude est précieuse; elle est aussi un des témoins de la remarquable vitalité des études espagnoles concernant l’Antiquité grecque.